Qu’est-ce que l’art animal ? (sur Joseph Beuys, Claude Gilli, Pierrette Bloch, Etienne-Jules Marey et Hubert Duprat)

Qu’est-ce que l’art animal ?

Histoire de déblayer le sujet on pourrait déjà dire que c’est un art qui serait fait par des animaux et, l’homme étant fondamentalement, de pied en cap en tant que bipède sans plumes, un chacal, un crocodile, un homme-oiseau et un loup pour lui-même en tant qu’autrui, étant donc un animal parmi les animaux, tout art serait de l’art animal.

Tout équivalent à peu près à rien, je viens de ne rien dire, donc passons. Miaou !

 

Les animaux artistes

Un art animal, ça pourrait être un art fait par des animaux autres qu’humains, et là, même si à première vue c’est une idée peu conformiste, ça peut se défendre et à vrai dire c’est même une question qui a été récemment admise dans le champ de course des questions à débattre.

En effet, on sait grâce au développement de l’éthologie, c’est-à-dire de l’étude du comportement animal (étant supposé que son intériorité si tant est qu’on la suppose, n’est pas directement accessible à un non-membre de son espèce donnée) par la bête humaine, on sait que la question peut se poser par exemple avec les oiseaux.

Il se trouve, on ne peut pas l’ignorer, que les oiseaux chantent, je veux dire produisent des sons musicaux agencés de telle sorte que nous comme eux y reconnaissons, même si ce n’est pas de la même manière, une cohérence, une unité, voire certaines qualités esthétiques. Il y a un chant d’oiseau mais cela peut-il être une sorte d’art ? En l’occurrence, ce chant correspond souvent à l’exercice d’une fonction qui peut être : crier pour avertir ses congénères de la présence imminente d’un danger ; émettre un signal de reconnaissance entre parents et enfants en contexte de brouhaha, ainsi dans une colonie de pingouins où chaque pingouin jacasse, il est utile d’avoir son chant à soi, sa propre voix punkette ou soprano, son style de chant familial, son chant de jeune qui a faim, son chant de parent qui cherche son jeune dans la foule pingouine, etc ; chanter à gorge déployée pour séduire un ou une partenaire de vie, de reproduction, d’habitat ; et également, car il semble bien que ce soit le cas, chanter pour chanter, pour passer le temps quand ça caille trop et qu’il n’y a plus rien à faire à part laisser passer le vent, chanter pour se divertir, chanter pour s’entendre chanter, chanter pour se bercer.

En fait, l’oreille humaine pourrait croire qu’un coucou est une sorte de lecteur MP3 balançant toujours le même fichier-son encodé dans ses gènes, or ce n’est pas le cas, les enregistrements comparés le montrent : de coucou en coucou, il existe des variations telles qu’elles ne sont pas réductibles à un chant nécessaire lié à l’appartenance d’un individu à une espèce, qui développerait un phénotype générant de façon innée ou acquérant par imitation des parents et des pairs une série de notes qui seraient inamovibles, constantes, parfaitement récurrentes. NON, cela n’arrive pas, les oiseaux ne sont pas des lecteurs MP3. Ils improvisent en permanence sur des airs qu’ils connaissent, comme des jazzmen/women.

Et donc on n’a pas, pour telle espèce, tel contexte, telle fonction, toujours le même chant. Non, au contraire on observe des différences significatives suivant les individus (certains varient leur chant plus que d’autres), les moments de la journée, de l’année et de la vie, suivant l’environnement, etc. Le critère de l’environnement d’ailleurs nous donne une information essentielle sur le chant de certaines espèces d’oiseaux, qui est qu’au contact avec une autre espèce ils peuvent en imiter le chant, preuve qu’ils n’y sont pas déterminés et qu’ils peuvent développer des compétences d’interprétation libre, comme si une alouette remixait un chant de grive juste pour le fun avant de revenir à son chant d’alouette adapté à la circonstance d’un passage dans les environs d’un partenaire potentiel.

Bon, les baleines aussi, qui ne sont pas des oiseaux, ou alors d’énormes oiseaux sans plumes comme l’homme, chantent, d’une manière qui varie presque culturellement : c’est-à-dire qu’on a des enregistrements année après année de baleines venues de tous horizons, de tous océans, où le chant porte très loin, à des dizaines de kilomètres, et année après année on n’entend jamais tout à fait les mêmes airs. Ce qui signifie que diverses espèces très différentes ont une activité d’expression/communication non-strictement déterminée, et qu’on peut sans problèmes – en osant, tout est possible ! – comparer à un art, c’est-à-dire à un message exprimé dans le champ de la liberté par le moyen de variations sur une série de contraintes de base.

Maintenant, désolé pour ces piaillements absurdes, ce n’est pas de cela non plus que nous allons parler.

Mais c’est peut-être à la reconnaissance de cela que conduit ce dont nous allons parler.

 

L’art animalier

Un art animal – notion qui n’existe pas encore tellement mais que nous devons aujourd’hui construire, c’est-à-dire reconnaître, en cherchant quels sont les bons outils pour nous apercevoir qu’existe une telle chose – ça pourrait être encore un art animalier.

De l’art animalier on en a beaucoup et depuis énormément longtemps : Lascaux, la grotte Chauvet et plein d’autres cavités mystiques sont hantées de chevaux et de taureaux et d’hommes à tête d’oiseau, avec de grosse bites animales et des vulves fendues qui leur émergent du corps, beurk !

Ensuite (mettons, en sautillant) tout l’art égyptien en est rempli, les poissons du Nil, les oiseaux des marais, les chacals du désert, Bastet la déesse chat, Sekhmet la déesse lionne, l’Uraeus (un cobra) sur la tête du pharaon et d’un bon nombre de dieux, Apis le vrai taureau qui vit 25 ans, qui est reconnu comme l’Apis parmi tous les taureaux parce qu’il porte certains signes comme une tache blanche au front, un scarabée sous la langue, et qui devient un Osiris et qu’on momifie, ensuite j’en passe énormément, Dürer peint un lapin, Van Eyck peint un petit chien qui fait penser aux Yorkshire de nos 30 millions d’amis bourgeois tenus en laisse par leur sottise de teckels humains, etc.

Un art animalier, c’est un art qui représente l’animal, soit dans son cadre naturel, soit dans le champ d’une symbolique mythique, soit encore comme membre du corps social. Ainsi on a un art zoologique où l’homme n’est là que comme regard, on a un art mythique où le serpent Khématef menace de dévorer l’univers, où le serpent biblique offre gentiment une pomme non-traitée aux pesticides à la première des femmes, enfin on a un art social, où la bataille se gagne et se perd avec diverses armes telles des lances et des chevaux, où la princesse bucolique fait téter un petit chat à son sein.

On se rapproche, car mon art animal représente en effet un animal, il ne peut pas s’en empêcher.

Mais ce n’est toujours pas de ça que je veux parler. Ouaf ouaf ouaf !

 

Artistes humains et artistes animaux travaillent main dans la patte

C’est le moment de sortir le poisson de l’eau après l’avoir trop longtemps noyé, donc voici.

L’art animal, c’est le coyote de Beuys, les escargots de Gilli, les larves de Duprat, les chevaux de Bloch !

Évidemment !

 

Dans tous les cas sauf dans Bloch, l’œuvre d’art fait intervenir un animal vivant.

Dans Bloch, il est présent à l’état de trace, de matière première, et d’aura.

Dans Beuys, il prend part à la performance, il en est à la fois un des acteurs et un des matériaux.

Dans Gilli et dans Duprat, il est l’artiste, en personne.

C’est Gilli et Duprat que je préfère, dans cette perspective d’un art animal.

Mais voyons ça de plus près.

 

Pierrette Bloch et les chevaux au galop

Je ne parle pas de toute l’œuvre de Pierrette Bloch qui inclut des collages de papiers noirs sur des papiers blancs avec parfois des papiers bleus. Je parle en particulier de son expo de 2003 au musée Picasso d’Antibes, où m’a invité mon Mentor en art contemporain, l’homme qui a fait mon éducation et m’a ouvert les yeux sur cet art que je méprisais auparavant en le qualifiant de « bourgeois » : Raphaël Monticelli. (MERCI RAF !)

Pierrette y exposait deux séries d’œuvres.

D’une part, des Sculptures de crin. Il s’agit de crin naturel pris sur un vrai cheval, crin qui est enroulé et noué autour d’un support filaire assez long, de plusieurs mètres. Ce crin est mis en volume par les mains en quelques sortes tisserandes de l’artiste Bloch, mais, et même si elle-même n’est pas de cet avis, je pense quant à moi que quand elle s’y absorbe, elle devient elle-même une sorte de jument, de cheval de labour élégant, de princesse pouliche en parade tout le long du sillon.

Pierrette Bloch - Sculpture de crin

Le vers poétique s’appelle « vers » parce qu’on retourne la charrue en fin de sillon. Le crin de Bloch, noué, nodal, noueux, se cabre en tournant tout autour de l’axe et dessine comme une calligraphie lyrique qui dirait la joie de galoper à tout crins. Ces fils de 2 à 5 mètres mettons, tendus d’enrobages sur une largeur d’environ 5, 10 centimètres, sont juxtaposés sur la surface du mur d’exposition et, assortis à d’autres crins qui consistent en des rythmes de bourres de poils, vide/bourre/vide/bourre, composent une sorte de Symphonie en hennissement majeur.

Les autres œuvres exposées étaient des tableaux que je lis également comme des galops. De format assez proche des crins, ce sont des rubans de plusieurs mètres de long (une dizaine) et de seulement quelques centimètres de hauteur, qui courent horizontalement le long du mur ; sur leur surface blanche, Bloch a imprimé une touche toute en variation de régularité (avec tous les genres de variations minimales qu’on peut faire vivre à une touche), trempant donc son pinceau (de crin ? de poil de castor ? de cil de sanglier ?) dans l’encre noire, appliquant une touche avec un poids, marquant une empreinte, représentant un passage, se déplaçant légèrement sur le côté, posant une autre touche, et continuant ainsi à l’infini en retrempant parfois le pinceau quand la touche est devenue tellement grise, tellement blanche, tellement claire, qu’on n’y entend plus que le silence de l’arrêt ; ça repart !

Pierrette Bloch - Galops

Dans la salle du musée donc, j’ai senti passer des chevaux, l’abstraction minimaliste de Bloch (je le redis, elle est sûre de ne pas avoir mis ça, dit ça, m’a-t-elle dit… 🙂 et moi je sais que j’ai vu des chevaux !!!) décrivant le passage fougueux, prolixe, verbeux, des crinières, consignant l’allure régulière des animaux, et dessinant leur robe pommelée d’Appaloose ou d’Andalous.

Est-ce qu’un pull en laine de mouton Shetland est de l’art animal ? Est-ce qu’un tapis berbère en poils de chameau musulman est de l’art contemporain ? Dans ces œuvres de Bloch, il n’y a pas que le matériau, le matériau est métonymique et indiciel, il montre l’empreinte et la trace d’un passage animal, un souvenir de galop plutôt qu’une corpulence chevaline ou une instrumentalisation alimentaire, vestimentaire ou décorative du cadavre animal.

 

Etienne-Jules Marey

Vous savez comment a été inventé le cinéma : Etienne-Jules Marey s’intéressa d’abord aux mouvements à l’intérieur d’un organisme, pour étudier le pouls par exemple il planta une aiguille dans une veine animale, et relia cette aiguille à un oscillographe : le flux sanguin écrivit ses premières œuvres, par la médiation technique du scientifique.

Le génie transposa simplement les principes à la locomotion de l’animal entier et non plus seulement d’une de ses parties : alors Marey mit dix appareils photos en ligne, leur déclenchement décalé d’une fraction de seconde, et fit passer un cheval au galop. Cheese.

Etienne-Jules Marey - Chevaux

L’invention du cinéma, c’est quand Marey projette les dix photos de manière homothétique au temps de la prise, et Delacroix va se rhabiller, la peinture animalière est morte, vive le cinéma scientifique.

Avec Pierrette Bloch, le cheval revient faire un tour de manège pour dire ce que les scientifiques n’arrivaient pas à noter : qu’un galop, ça a quand même sacrément de l’allure.

 

Joseph Beuys et le coyote yankee

Joseph Beuys part en Amérique après une expérience traumatisante : il a essayé d’expliquer la peinture à un lapin, et le lapin n’a rien compris, et Beuys doit se remettre en question en tant que péda-lago-gogue. (Lagos = lapin en latin, poil aux mains.)

Joseph Beuys - Lapin mort

Il réfléchit et constate que le problème essentiel du lapin, ce qui l’a privé en réalité de toute démarche positive d’élargissement de ses horizons lago-cognitifs, c’est qu’il n’était pas vivant, et même qu’il était mort. Alors, fâché, déçu, et même un peu désespéré, Beuys part en Amérique, terre d’espérance pour tous les déçus du monde, où ils s’aperçoivent finalement que c’est encore plus décevant que là d’où ils sont partis.

Joseph Beuys monte dans l’oiseau de tonnerre – un avion ! – , s’écrase sur le plancher des vaches – de New York ! – , il est au plus mal et doit être  rescapé par un ambulancier nègre tatar, arrive dans la galerie et s’enferme dans la cage bipartite où il rejoint le coyote. Le coyote regarde cet enfant gribouillé de feutre un peu comme le presqu’assassin de Jean-Paul II a dû regarder le Saint Homme débarquer dans sa cage de Turquie : avec compassion.

Coyote. Joseph Beuys in America from huubkoch on Vimeo.

Beuys n’aboie pas d’abord, il n’émet pas de signal de reconnaissance, il sent simplement. Il sent des bras, des pieds, de la bouche, de la peau. Il sent que le coyote le sent venir, il sent que le coyote attend quelque chose de lui. Il manipule alors son bâton dans les Cinq Directions de l’Univers, il va tout faire pour provoquer une communion, catalyser toutes les forces d’un orage cosmique qui lui gicle dessus une révélation imparable, hyper-puissante, capable de raser toute l’Amérique humaine des prédateurs de Cherokees et d’Apaches et de Sioux et de Creeks et de Nez-Percés et d’Iroquois, ces 500 nations, ces sales bêtes.

Le coyote, alors, fait partie d’une œuvre d’art un tantinet divine, il est le second pôle d’une pile électrique cosmique, il est l’acteur opaque d’une compréhension qui nous dépasse tous, qui nous comprend mieux que nous ne la comprenons. Quand le coyote a prié, quand ils ont communié, quand l’éclair a sévi, Beuys repart la queue haute et le coyote décide de relire tous les numéros du New York Times relatant l’événement, à la recherche de coquilles. Il cogite un moment et note sur son carnet de voyage la chose suivante : « Beuys m’a impliqué comme symbole vivant ; mobile, réactif, coupé par l’art, instrumentalisé de l’extérieur ». Il laisse tomber sa plume d’oie et s’en retourne à la chasse au lièvre sauvage, dans les buissons de Central Park.

 

Claude Gilli et les escargots peintres

Bloch utilise le matériau pour rendre le rythme vivant. Beuys sculpte la nouvelle société avec les connotations culturelles de l’animal sauvage.

Un Giotto avait ses ouvriers et ses étudiants pour fignoler ce qu’il suffisait de concevoir dans les grandes lignes. En deux œuvres, Claude Gilli va plus loin dans l’établissement d’un art animal.

La première œuvre est un événement collectif, le festival Sigma 5 qui se déroule à Bordeaux en 1969. L’artiste Ben, drogué, s’y expose lui-même en tant que gisant moderne. L’artiste Pinoncelli, momifié mais vivant, fait un tour au Prisunic du coin. L’artiste Gilli, lui, expose une « grande surface blanche en contreplaqué de 1,50 m sur 1,20 m » sur laquelle est fixée une boite qui contient dix kilos d’escargots petit-gris.

Claude Gilli - Escargots

C’est une œuvre plus ou moins picturale et relativement instinctive qui prend un peu de temps avant d’arriver à ses fins. Au début de l’exposition, les peintres – car c’est là que l’homme-escargot veut en venir – sont réunis dans la boite, concentrés, riches de mille potentialités contenues, de mille gestes éventuels, de mille parcours virtuels. Ensuite – après la forte leçon, par exemple, de l’action-painting, de Hans Hartung frappant sa toile avec, non pas un pinceau au manche de bois, mais une branche d’arbre entière – il y a le déploiement du geste pictural, qui est d’une violence escargote inouïe, si on prend le temps, lentement, de regarder. Les escargots en effet déploient des trésors d’habileté pour inaugurer une manière de peindre qui est très personnelle, originale, expressionniste, qui est tout ce qu’on peut demander à un peintre. Les peintres, c’est eux. Les pinceaux, c’est eux aussi. L’encre, c’est ce qui sort d’eux, ce vernis brillant. Et la touche, c’est leurs mille déplacements patients, impressionnistes, dans l’espace de la peinture, cette galerie. Au bout du parcours l’espace est rempli de leurs corps et de leurs traces, les autres œuvres, dont Ben endormi, en sont couvertes, et Gilli déclare :

« Je renouvelais le trait par un procédé qui n’était pas le mien, qui était celui de l’escargot. J’ai essayé de les diriger, avec de l’humidité, avec de la salade. »

Claude Gilli - Escargots peintres

Bah, tout cela est trop provocant, trop Fluxus, trop incolore, le collectif petit-gris va revenir à des sources plus saines, ils vont faire de l’aquarelle. Cette fois, le nombre des participants est restreint : une poignée de mollusques. On y verra un peu plus clair. De plus, l’espace est ramené à des formes plus traditionnelles, plus regardables : une bonne vieille toile de bon vieux peintre. Enfin, les préparatifs posent moins d’austérité, une gamme plus riche : des petits tas de peinture liquide et molle sont avachis sur la surface horizontale. Ça y est, les bêtes sont lâchées en plein centre, le travail commence. Qui fera le plus beau dessin ? Qui aura le trait le plus pur, qui le savoir-faire le plus limpide, qui la touche la plus radicale ? Celui-ci entraîne deux tiers de bleu le long de l’amas rouge, cet autre sculpte un pâté dans le jaune avec un léger sfumato ; ce tiers vient relire la composition en soulignant certains contours. C’est fait, c’est fini, les artistes se retirent, heureux et apaisés. Ils viennent de repousser une fois de plus les frontières de l’art, plus loin c’est difficile, il n’y a plus que de la pisse exposant son propre urinoir.

 

Hubert Duprat et les larves orfèvres

Hubert Duprat reprend la démarche. Tout est dit, si l’on excepte tout ce qui reste encore à dire. Car ce n’est pas qu’une interprétation scabreuse du rôle de l’artiste, il s’agit aussi d’élargir le champ artistique en y faisant agir ce qui auparavant n’était que – fadement, du coup – représenté. Les escargots de Gilli ne choisissent pas grand-chose, à part leur trajectoire. On peut accorder plus d’autonomie, n’est-ce pas une préoccupation permanente de l’animal humain que de s’accorder des libertés, le plus souvent contre le reste du monde ? Il existe dans les rivières rapides des larves d’insectes nommés phryganes. Les phryganes sont ces corps mous sans cesse soumis au risque de se faire détruire par le déboulement soudain d’un gravillon dévastateur.

Leurs conditions de vie, hostiles comme elles sont toujours, les amènent donc à se construire méticuleusement une coque, une maison de corps un peu comme les escargots, mais à la différence que ces derniers la sécrètent, tandis que les phryganes, naturellement nus comme l’homme, se trouvent dans une nécessité de « faire avec » les matériaux du bord, et de manutentionner leur propre protection sans avoir recours à aucune entreprise de surveillance néo-fasciste.

Les larves rassemblent donc tout ce qu’elles trouvent autour d’elles – grains de sable, débris végétaux, pièces rapportées – pour s’en conglomérer un habit(at) en dur. Hubert Duprat intervient en les sortant du flot, les dévêtant, et les réinstallant dans un aquarium aux conditions assez différentes : le fond est jonché de matériaux précieux : perles, petites gemmes et paillettes d’or.

Et les larves, aussitôt, de reconstituer leur abri en aboutant ceci avec cela, sélectionnant les dimensions, comme tous les bâtisseurs de murs, tous les entasseurs de bois, tous les mosaïciens du monde doivent s’adapter au matériau pour arriver à leurs fins. Quand le travail s’achève, l’architecte joaillière ou la modiste orfèvre a sculpté un bijou précis, minutieux, à sa mesure, qu’on pourrait dire larviste comme les célèbres sculptures des Phidias et des Michel-Ange sont humanistes. Non, le larvisme n’est pas un humanisme, monsieur Jean-Paul Sartre !

Hubert Duprat - Larves orfèvres

Pour ne jamais conclure

Voilà ce que j’entendais par art animal, encore qu’il y ait toujours trop d’hommes dans tout ça. L’artiste humain en effet, travaillant en association avec la bête, n’oublie pas de tenir un discours à portée d’homme, d’envahir la voix animale avec le ricanement spirituel ou la rêverie esthète, loisir que les animaux ne se donnent pas.

Mais de ces œuvres humaines construites en association étroite avec le corps d’un sujet animal, avec son geste, son éthos, ses mœurs et, n’hésitons plus à l’affirmer, avec son monde intérieur fait d’impulsions, de tendances, de besoins, se dégage l’idée d’une probabilité de plus en plus grande que la créativité, le libre-choix, le plaisir d’être soi, soient partagés bien au-delà de la seule communauté des hommes.

Les phoques équipés de mines par les Alliés lors de la seconde guerre mondiale des hommes rationnels totalement fous, ces phoques ont coulé des sous-marins nazis.

Des centaines de milliers de chevaux ont péri pour la France et le roi de Babylone.

Sans cesse les jeunes filles caressent leurs chats et refusent de n’y voir (comme le cartésianisme truqué de Descartes, ou le béhaviourisme des boîtes noires qui assimile les bêtes à des avions en oubliant que les premiers Icares à traverser l’Atlantique avaient d’abord volé… leurs ailes aux chauves-souris) que des machines couvertes de poil et incapables de sensations vécues et d’affects.

Non moins instrumental mais plus libérateur pour nous, l’art des artistes animaux permet d’ouvrir une nouvelle brèche dans la conscience humaine, et d’y faire entrer le souffle respiratoire de tout le vivant : certainement, les animaux font des choix esthétiques, certainement, les animaux choisissent leurs nourritures, leurs habitats, leurs partenaires, selon des critères de goût spécifiques, collectifs et individuels.

Des primatologues ont tenté cette expérience : donner à des singes un matériel de peinture. Certains singes – pas tous – s’en sont servi pour poser des graphismes, préférant certaines couleurs, certaines régularités. Le cadre de la feuille était respecté, et si certes un chimpanzé ne peint jamais une banane, il trace pourtant des signes témoignant d’une certaine organisation, témoignant qu’avec un peu de temps et d’éducation artistique à Paris 1, comparable à un enfant, il pourrait apprendre à extérioriser plastiquement son expérience, non pas pour peindre humain mais pour peindre singe.

Voici donc une peinture produite par un chimpanzé captif des hommes, et qui lui aussi a apparemment ressenti le besoin de s’évader dans l’abstraction lyrique, comme Zao Wou ki.

Ici, c’est le chimpanzé Congo qui peint :

Peinture du chaimpanze Congo

Et ici, c’est l’excellent peintre chinois et humain Zao Wou Ki qui signe – je n’ai pas dit « qui singe » :

Zao Wou Ki

Alors question : va-t-on continuer à assassiner les animaux par tous les moyens humainement fabriquables, ou va-t-on essayer d’apprendre d’eux à faire du meilleur art et de la meilleure pensée vivante ?

 

PS : cet essai est gratuit, écrit pour personne et pour rien, ni argent, ni gloire.
S’il vous plaît, c’est à vous de le promouvoir.

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